Il y a plus de quarante ans, après une soirée au café, deux amis décident de parcourir le Tour du Mont-Blanc. Aucune expérience, mais beaucoup d’enthousiasme.
« Nous avons fait toutes les erreurs de débutants », sourit Bert, aujourd’hui âgé de 85 ans. C’est pourtant là que commence ce qui ne l’a jamais quitté : l’écriture. Pas de romans, mais de petits carnets identiques, dénichés autrefois dans une boutique ostendaise pleine d’objets chinois. Depuis les années 1980, presque chaque voyage devient un carnet.

Bert a longtemps enseigné la biologie, la physique et la géographie. Dans ses notes, on retrouve ce regard précis d’un homme qui observe, mesure et nomme. Pas une “belle vallée”, mais des falaises qui “s’élèvent à 1 200 mètres” et des “descentes de treize heures d’affilée”.
« Le texte fait revivre le voyage sous vos yeux », dit-il. « Les photos sont belles, mais dans les carnets, même ceux qui n’étaient pas là peuvent tout revivre. »
Des voyages qui demeurent
Les carnets couvrent des décennies : ils racontent les chemins de grande randonnée dans les Pyrénées, les GR10 et GR11, le Maroc, la Jordanie, la Syrie, les gorges de Vikos en Grèce, et le Mexique en 1998. Et puis ce voyage d’hiver sur un cargo en route vers Tornio, en Finlande, escorté par des brise-glaces fendant le golfe de Botnie : l’effort et l’émerveillement en un seul mouvement.
Toutes les pages ne parlent pas d’aventure ; certaines évoquent le danger. Une chute dans les Pyrénées après s’être égaré, plus tard une évacuation en montagne après un accident de ski. « Voyager est magnifique, mais il faut rester prudent. » Tout y est, sans drame, juste la vie, telle qu’elle vient.
« Les carnets ne sont pas des pièces de musée. Ils font partie d’un tout, d’une famille. »La petite boîte
Aux mots s’ajoutent des objets. À la maison, une boîte renferme de petits trésors : un singe en porcelaine de Mons, la ville natale de Lieve, de la lave fraîche de La Réunion et des cailloux ramassés lors de promenades, marqués d’une date et d’un lieu.
Pas de souvenirs achetés, mais des traces tangibles qui font naître des récits. « Quand on sort la boîte ou les carnets, on se met à raconter », dit Lieve. « Encore et encore. Ces objets réveillent la mémoire. »
L’éclat de l’argent
Une autre histoire silencieuse s’y mêle.
Dans les années 1980, Lieve a commencé à acheter des couverts en argent, pièce par pièce, jusqu’à constituer deux services complets pour leurs filles. « L’aînée les utilise presque chaque jour, la plus jeune les garde pour les grandes occasions. Deux manières différentes de préserver, toutes deux justes. Un jour, elles les transmettront, et ces couverts connaîtront une nouvelle vie. »
Faire revivre les histoires
Les carnets ne sont pas des pièces de musée. Ils font partie d’un ensemble, d’une famille. « Nous allons les garder. Les lire. Faire revivre les histoires », explique leur fille Lien. Parfois, elle appelle depuis un lieu mentionné dans une ancienne note ; alors Bert ressort le carnet, et tout le monde y est de nouveau : une place de village, un vent du soir, un sentier qui monte sans prévenir. Quelqu’un marchera-t-il un jour dans les pas de Bert ? Peut-être. Certains conservent déjà de petits cailloux ; d’autres ont pris goût aux longues randonnées. Les chemins diffèrent, mais le regard reste le même, celui que Bert et Lieve ont transmis : s’émerveiller, s’arrêter, observer, noter.
« Continuer à s’émerveiller, c’est aussi cela que Bert et Lieve aiment transmettre. »
La forme du souvenir
Tous les carnets ont le même format, la même couverture. Le rituel est devenu une habitude : écrire le soir, parfois lors de voyages en groupe, parfois pendant que d’autres sont encore au bar. Ce qu’on note, ce n’est pas seulement ce qui s’est passé, mais la façon dont on le voit.
Avec émerveillement et parfois déjà une pensée pour l’avenir. Ainsi, en 2002, l’année de naissance de leur plus jeune petite-fille, Anouk, qui porte le nom de famille Lacroix, Bert a écrit : « Le col Lacroix, il faut absolument le voir, question de pouvoir le raconter à Anouk plus tard. » Ce carnet lui offrira sans doute, un jour, de beaux moments de découverte et de tendresse. « On feuillette, » dit Bert, « et on est de nouveau en route. » Lieve acquiesce et pense à toutes ces petites choses qui apportent déjà de la joie aujourd’hui et qui, demain encore, s’ouvriront à nouveau. Pour les enfants. Pour les petits-enfants.
Pour celui ou celle qui dira un jour : je veux voir d’où viennent ces curieux cure-dents marocains ou ces galets parfaits ramassés sur la plage, avant, à son tour, d’ouvrir un nouveau carnet.